Les vicissitudes de l’aménagement des eaux du nil

Les vicissitudes de l’aménagement des eaux du nil
Préparé par: Dr. Tarek Majzoub
Docteur en Droit International

Introduction

L’Égypte, à travers les siècles, a été préoccupée, et à juste titre, par le problème du contrôle des eaux du Nil. L’une des raisons de cette préoccupation est la nature capricieuse du cours d’eau international qui arrose onze pays (Burundi, République Démocratique du Congo, Égypte, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Ouganda, Rwanda, Soudan, Soudan du Sud et Tanzanie)[1]. Durant les cents dernières années, le débit total annuel du Nil a varié entre 150 milliards de mètres cubes à son maximum et 42 milliards à son minimum[2]. Aucun pays, dont la vie même dépend de l’irrigation, ne peut se fier à un débit aussi précaire, de crainte d’être soumis aux parcimonies cycliques. L’augmentation rapide de la population et les exigences croissantes pour le développement économique en Égypte, au Soudan, et en Éthiopie, rendent plus impérieux le besoin de réalisation d’un plan nouveau pour l’exploitation et la conservation des eaux du Nil. Tout plan de ce genre devrait nécessairement «faire éclater le cadre juridique artificiel qui avait prétendu cristalliser l’équilibre fluvial de toute cette région» [3].

Les travaux de contrôle sur le Nil réalisés jusqu’à nos jours ou en voie d’achèvement ont beaucoup aidé les riverains de l’aval à développer l’agriculture, soutien principal de leurs économies à base agraire (Paragraphe 1). Les nouveaux projets de contrôle qui restent encore à établir sont envisagés, non seulement pour permettre à ces pays d’augmenter leurs terres cultivables, mais aussi pour assurer des bénéfices aux autres riverains du Nil (Paragraphe 2).

 

Paragraphe 1 - Les travaux d’aménagement et de partage

Bien avant l’annonce des projets de Sir Ernest Bevin, ministre des Affaires Étrangères britannique, à la Chambre des Communes en 1949 (visant un développement de grande envergure des eaux du Nil jamais réalisé auparavant), l’homo orientalis a toujours cherché à utiliser les forces vives du Nil pour son profit et cela dès la plus haute Antiquité. A cet égard, le plus ancien “témoignage authentifié”[4] est une gravure représentant le roi Scorpio en train d’inspecter des canaux d’irrigation vers 3000 avant J.-C. Durant les premières dynasties des pharaons, vers 2800 ans avant J.-C., les travaux d’irrigation devinrent intensifs; on creusa de nombreux canaux ainsi que des bassins de retenue.

Au XIXe siècle, on chercha à améliorer le système d’irrigation, mais ce fut seulement en 1902 que l’on construisit le premier barrage d’Assouan, qui fut modifié à deux reprises, en 1912 et en 1934.

Aujourd’hui, le débit du Nil est réglé par six principaux barrages (ou réservoirs)[5]; un en Ouganda sur le Nil Blanc (II) ; un autre en Égypte - Haut-Barrage d’Assouan - (III) ; enfin les quatre derniers au Soudan (I).

 

I - Les travaux consensuels en territoire soudanais

Au Soudan, le premier projet d’aménagement des eaux du Nil, le barrage du Sennar sur le Nil Bleu, a été achevé en 1925[6]. Ce projet, destiné avant tout à l’irrigation du Gezira, fut mis en œuvre et réalisé grâce à un prêt de 13 millions de livres sterling garanti par la Trésorerie britannique[7].

Différent du barrage du Sennar, un autre projet a été construit dans la région du Djebel Aulia en 1937, afin de fournir des eaux additionnelles pour les besoins de l’Égypte. Ce barrage a pour but de retenir l’eau du Nil Blanc (Bahr el-Abiad) pendant la période de crues du Nil Bleu. Cette eau qui atteint une moyenne de 20 milliards de m3 d’eau est libérée en été et peut ainsi couler librement vers l’Égypte.

Sur le Nil Bleu, le grand barrage de Roseires, en amont de Sennar, a été édifié en 1966 pour permettre l’irrigation de nouvelles terres le long de la rivière Rahad, affluent saisonnier de la rive droite du Nil Bleu. Le projet de Rahad, financé par le Fonds Arabe de Développement, est entré en activité en 1977; il est alimenté en partie par gravité, et par des pompes installées sur le Nil Bleu, d’où l’eau est acheminée par un canal de 154 km de long. Moins ancien que Gezira, il fonctionne moins mal; mais le projet qui devait s’étendre à 336000 ha dans une deuxième phase, fut abandonné.

Le barrage de Roseires est le plus important des ouvrages hydrauliques au Soudan. Ce projet a été exécuté grâce à un prêt consenti par l’Association de Développement International, organe affilié à la BIRD et par le Kredit Anstalt für Wiederaufbau de la République Fédérale d’Allemagne. Par des accords séparés datant du 14 juin 1941, l’Association et la Banque ont consenti à verser au Soudan des avances évaluées respectivement à 13 millions de dollars et à 19,5 millions de dollars et destinées à aider ce pays dans le financement de la construction du barrage de Roseires.

Par ailleurs, le Kredit Anstalt a signé avec le Soudan un accord le 5 juillet 1961 par lequel il s’engageait à consentir un prêt de 18,4 millions de dollars aux mêmes fins. D’après les prévisions de l’accord, le projet envisagé comprenait deux phases. Tout d’abord, la construction du barrage et du réservoir, puis les travaux en vue de l’irrigation et du développement de l’agriculture (rendue possible par l’eau ainsi emmagasinée).

L’emplacement du barrage est situé sur les rapides de Damazine, au-dessus de la ville de Roseires. Le réservoir a une capacité d’environ 3 milliards de mètres cubes. Il est conçu de façon à permettre une surélévation future qui n’entraverait pas l’opération d’emmagasinage de l’eau habituellement réalisée. L’eau contenue dans le réservoir sera déroutée vers l’aval, par le système de canaux préexistant à Samna jusqu’à Gezira Managuil, irriguant ainsi près de 84000 hectares supplémentaires.

Sur l’Atbara, le barrage de Khashm el-Girba[8], achevé en 1966, alimente le périmètre de la Nouvelle-Halfa, conçu pour la réinstallation des Nubiens chassés de leurs terres par la montée des eaux du Haut-Barrage d’Assouan.

 

II - Les travaux harmonieux en territoire ougandais

Aux sources du Nil, le seul projet d’aménagement déjà achevé est celui des chutes d’Owen qui sert aux doubles fins d’emmagasinage des eaux du Nil, au profit des riverains du bassin inférieur, et à la production d’énergie hydroélectrique pour l’Ouganda. Le barrage, inauguré en 1954, est maintenant géré par la Commission d’Électricité de l’Ouganda, “Uganda Electricity Board”. La permanence égyptienne[9] est assurée par un ingénieur résident et ses collaborateurs, mission d’une nature purement technique. Le barrage d’Owen est le premier de toute une série de projets d’aménagement du Nil équatorial qui sont à l’étude par les riverains de l’aval, principaux bénéficiaires.

 

III - Les travaux en territoire égyptien: les premiers heurts autour du Barrage d’Assouan et des autres projets

En Égypte, le contrôle du Nil naquit en l’an 3000 avant J.-C., lors de la construction tout au long du cours d’eau de berges destinées à protéger le territoire durant les crues d’automne. Ces berges permirent la réalisation des premiers projets d’irrigation: création d’ouvertures contrôlables par lesquelles l’eau s’écoulait dans les bassins cultivés, situés entre les berges et le désert.

Au fur et à mesure que le temps passait, des améliorations étaient apportées à ce système d’irrigation, ainsi qu’au contrôle des crues, ceci grâce à des canaux d’alimentation, à des écluses, etc.

Cependant, l’irrigation pérenne ne fut connue qu’en 1826 lorsque Mohamed Ali voulu introduire la culture du coton en Égypte. Il fallut 350000 hommes et un travail forcené pour creuser les canaux nécessaires à ce projet. Mohamed Ali, se rendant à l’évidence du coût de cette entreprise tant en vies humaines qu’en devise, fit appel à des ingénieurs étrangers pour la construction du barrage du Delta, situé à 27 km au nord du Caire, et premier projet “sérieux” sur le Nil. Achevé en 1861, mais trop faible dans sa structure, le barrage ne supporta pas la pression des eaux et s’écroula presque immédiatement.

En 1889, le projet fut révisé et, avec l’aide de plusieurs ingénieurs anglais dont l’expérience indienne était riche et les antécédents nombreux, un barrage fut construit.

Entre 1898 et 1902, un nouveau barrage fut réalisé à Assouan[10] pour permettre le stockage des eaux et ainsi permettre l’irrigation de 400000 acres en Haute-Égypte. Cependant, l’irrigation d’une étendue aussi vaste réclamait d’autres projets, c’est pourquoi trois barrages supplémentaires furent construits entre 1902 et 1912, l’un à Zifta (dans la région du Delta), l’autre à Assiout (en moyenne Égypte) et le troisième à Isna (en Égypte méridionale).

Peu après la Seconde Guerre Mondiale, un ingénieur agronome égyptien d’origine grecque (Andrien Daninos) eut l’idée d’élaborer le plan de construction d’un grand barrage sur le Nil en territoire égyptien. Il proposa officiellement son projet au ministère des Grands Travaux en 1948, à un moment particulièrement agité dans les relations tripartites anglo-égypto-soudanaises: d’un côté, la Grande-Bretagne souhaitait l’autonomie du Soudan (lois de 1948)[11]; de l’autre, l’Égypte tenait à “l’unité” de la vallée du Nil (modification de la Constitution faisant de Farouk le “Roi d’Égypte et du Soudan”, manifestations dans toute l’Égypte contre la politique anglaise, etc.) et le gouvernement égyptien préconisait donc une politique d’aménagement du Haut-Nil (le lac Tana sur le Nil Bleu en Éthiopie et les lacs Victoria et Albert sur le Nil Blanc, actuellement en Ouganda). Cela lui permettait de justifier le refus d’une éventuelle indépendance du Soudan, que les Égyptiens, depuis Mohamed Ali, considéraient comme l’arrière pays de l’Égypte et la zone d’expansion naturelle pour leurs projets de développement. Déjà dans un discours prononcé le 21 juin 1924 à Manchester, Izzet Pacha, ambassadeur d’Égypte à Londres, exprimait aux Britanniques la ferme opposition de son pays à une éventuelle indépendance du Soudan, s’adressant à eux dans ces termes: «Si vous voulez nous priver du Soudan, notre vie entière est anéantie (...) Vos intérêts dans la vallée du Nil ne sont que des intérêts commerciaux et économiques. Pour nous, il ne s’agit pas d’intérêts, il s’agit d’une question de vie ou de mort. L’Égypte est un pays que les pluies ne fécondent pas et où la population croît sans cesse. Il lui faut donc de l’eau et un débouché pour son excédent de population. Le Soudan lui offre tous les deux (...) Vous, vous avez plusieurs colonies; nous, nous n’avons que le Soudan...».

Le maintien d’un droit d’intervention directe sur le Nil, de ses sources à son embouchure, permettait à l’Égypte de se mettre à l’abri de toute pression étrangère pour réaliser ses projets de développement agricole, et surtout pour garder le monopole de la production et du commerce du coton dans la région.

Le gouvernement égyptien de l’époque opta pour une surélévation de l’ancien barrage d’Assouan, plutôt que pour le nouveau projet d’Adrien Daninos; et l’Égypte continua à dépendre des pays du Haut-Nil, sacrifiant ainsi les “intérêts essentiels du pays”.

Quand les Officiers Libres arrivèrent au pouvoir en 1952, ils se rendirent à l’évidence très rapidement que l’indépendance du Soudan, et donc la fin du condominium anglo-égyptien, était inéluctable. Cela avait l’inconvénient majeur de couper l’Égypte de l’amont du Nil et de la priver de toute maîtrise directe de sa crue. Plus tard, craignant que, à partir du Soudan, les “impérialistes”[12] ne veuillent retenir les eaux du Nil, privant ainsi l’Égypte de leur apport vital, le gouvernement Nasser décida de réaliser le projet de Daninos et de construire le Haut Barrage d’Assouan de 5 km de longueur et 100 mètres de hauteur. L’Égypte par cette réalisation visait à accumuler toute l’eau excédentaire allant à la mer; le réservoir d’Assouan était supposé contenir 130 milliards de mètres cubes d’eau, c’est-à-dire 1,5 fois le total du débit moyen annuel du Nil. Cette initiative réveilla alors les craintes du Soudan et de l’Éthiopie et conduisit l’Égypte à une épreuve de force avec les puissances régionales et internationales.

Les premières réactions à l’annonce du projet du Haut Barrage vinrent du Soudan qui avait accédé à l’indépendance le 1er janvier 1956[13], après un référendum d’autodétermination par lequel la majorité de la population soudanaise avait refusé son rattachement à l’Égypte. Les nouveaux dirigeants, soucieux de développer les ressources agricoles du pays, réclamèrent la révision de l’accord de partage des eaux du Nil signé entre l’Égypte et l’Angleterre en 1929, qui accordait au Soudan 4 milliards de m3 d’eau contre 49 milliards pour l’Égypte. Devant le refus des Égyptiens et l’échec des discussions en 1957, les Soudanais notifièrent une fois pour toute qu’ils se considéraient comme dégagés des stipulations des accords de 1929, arguant qu’ils ne pouvaient se considérer engagés par un accord conclu à un moment où le pays, devenu depuis république indépendante et souveraine, ne constituait qu’un condominium anglo-égyptien. Afin de forcer l’Égypte à négocier sur de nouvelles bases, le Soudan entreprit les préparatifs de la construction du barrage de Roseires sur le Nil Bleu. En réponse, Nasser tenta d’abord une riposte militaire au mois de mars 1958, mais la détermination du Soudan, qui regroupa toutes ses forces armées sur la frontière nord, et les pressions arabes et internationales le poussèrent à adopter les voies diplomatiques et à accepter enfin de renégocier les accords de 1929. L’arrivée au pouvoir à Khartoum, à la suite du coup d’état militaire du 17 novembre 1958, du maréchal Abboud marquera une amélioration des relations avec le Caire et facilitera la conclusion, en 1959, d’un nouvel accord sur le partage des eaux du Nil, dont les principales dispositions sont les suivantes:

- le partage des eaux du Nil: l’Égypte se voit attribuer 55,5 milliards de m3 d’eau par an, le Soudan 18,5 milliards. L’apport annuel du Nil étant de 84 milliards de m3, les 10 milliards de m3 d’eau restant correspondent à l’évaporation annuelle au niveau du lac qui sera formé par la construction du Haut Barrage d’Assouan;

- le Soudan donne son accord pour la construction du Haut Barrage;

- l’Égypte accepte la construction, par le Soudan, du barrage de Roseires sur le Nil Bleu et verse 15 milliards de livres égyptiennes, payables en livres sterling ou en devises fortes, à titre de compensation pour la perte des terres de la région de Ouadi Halfa qui seront submergées par les eaux du lac du Haut Barrage et pour permettre la réinstallation de la population déplacée[14].

Par ailleurs, parallèlement aux protestations soudanaises, l’Éthiopie exprima, dans un communiqué officiel de son ministère des Affaires étrangères en date du 6 février 1956, l’intérêt tout particulier qu’elle attachait «aux projets internationaux concernant l’utilisation des eaux du Nil auxquels l’Éthiopie apporte une si importante contribution», et annonça «la ferme intention du gouvernement impérial de procéder prochainement à l’exploitation des richesses hydrauliques considérables du pays, par la réalisation d’un programme hardi en vue de l’utilisation de son potentiel hydroélectrique pour l’irrigation de ses vastes étendues agricoles». Cette même année, le Caire avait annoncé la création d’un mouvement de libération de l’Érythrée - dirigé par Ibrahim Sultan et Ould Abdou Ould Myriam, réfugiés en Égypte -, et lancé une campagne contre l’Éthiopie. Celle-ci riposta en septembre 1957, en dénonçant la convention anglo-éthiopienne de 1902[15], et affirma «que l’eau du Nil lui appartenait et qu’elle pouvait en disposer comme bon lui semble, notamment en réalisant les projets hydrauliques nécessaires et utiles au pays». L’Empereur Haïlé Sélassié déclara[16]: «Les sources du Nil Bleu se trouvent en Éthiopie et fournissent 80 % des eaux du Nil (...). Que cela soit bien dit, on aurait grand tort de nous oublier»[17]. Après la construction du Barrage, les relations égypto-éthiopiennes restèrent empreintes d’une méfiance mutuelle. Aujourd’hui encore, chaque fois que le ton monte entre les deux pays, c’est à l’occasion d’un projet touchant de près au délicat problème du “partage” des eaux du Nil.

Enfin, les États-Unis, soucieux de maintenir leur influence et de protéger leurs intérêts politico-stratégiques au Moyen-Orient, offrirent à l’Égypte de financer et de construire le Haut Barrage, conjointement avec la Grande-Bretagne et la Banque Mondiale[18]. Le but de l’opération était, d’une part, de garder le nouveau pouvoir égyptien dans le giron des pays “modérés” et pro-occidentaux, et d’autre part, d’empêcher une infiltration soviétique dans la région. Mais les producteurs de coton américains s’inquiétèrent des conséquences d’un tel ouvrage hydraulique sur le marché mondial du coton. A la commission des crédits à l’étranger du Sénat américain, les représentants des États du Sud manifestèrent leur ferme opposition au projet du Haut Barrage et demandèrent, le 16 juillet 1956, l’annulation des propositions américaines à l’Égypte. Lors de la même réunion, les républicains, jugeant qu’un affront infligé au leader du panarabisme serait rentable sur le plan électoral, appuyèrent la recommandation du Sénat. Convaincu, par ailleurs, que Nasser opérait un rapprochement avec les pays de l’Est et que ses orientations étaient “antisionistes et anti-impérialistes”, le gouvernement américain finit par céder aux pressions internes: le 17 juillet 1956, le Département d’État annonçait le retrait de son offre de participation au grand chantier d’Assouan, en invoquant, d’une part, la difficulté de l’Égypte à supporter le coût d’un tel projet, et d’autre part, l’absence d’un accord sur le partage des eaux du Nil entre l’Égypte et les autres pays de la vallée.

La dérobade des États-Unis eut pour conséquences deux événements d’une singulière importance: la guerre de Suez, après la nationalisation du canal par Nasser le 26 juillet 1956, et l’entrée en force de l’URSS dans la région pour assurer le financement et la construction du Haut Barrage, comme Khrouchtchev le proposait officiellement à l’Égypte le 23 novembre 1958. Près de six ans plus tard, le 15 mai 1964, Nasser et Khrouchtchev[19] inauguraient la première tranche de réalisation des travaux du nouveau barrage d’Assouan (ou Haut Barrage), encore appelé Sadd-al-Ali; la seconde tranche sera terminée en 1971.

Situé à 6,5 km en amont de son prédécesseur du même nom, le Haut Barrage d’Assouan (ou en arabe Al-Sadd-Al-Ali), long de 4,15 km environ derrière une digue haute de 109 mètres[20], retient un grand lac artificiel, le lac Nasser, d’une capacité de 165 milliards de m3, la seconde du monde après celle du lac Kariba, sur le Zambèse. Le lac artificiel d’Assouan a une superficie d’environ 6000 km2, il s’allonge sur 180 kilomètres au Soudan (où il s’appelle lac Nouba) et sur 320 kilomètres en Égypte (où on le baptise lac Nasser)[21].

Le Haut Barrage ne peut protéger indéfiniment l’Égypte dont la population atteindra d’ici l’an 2026 quelque 105 millions de personnes. Pour faire face aux besoins d’une telle poussée démographique et donc de la demande en eau, l’Égypte doit non seulement améliorer son propre système de transport et de distribution des eaux du Nil en aval du Haut Barrage d’Assouan, mais encore coopérer avec les autres pays de la vallée afin d’exploiter au mieux les ressources hydrauliques du cours d’eau et d’en assurer une meilleure gestion.

D’ailleurs, le rêve du président Hosni Moubarak était d’étendre la surface cultivable du pays (projets de la Nouvelle Vallée, encore appelée Toshka, et du nord du Sinaï)[22] en raison de la pression démographique. Dans le même temps, la surface utile, estimée à 2,9 millions d’hectares, a perdu près de 357 000 hectares en raison de l’emprise urbaine sur les zones agricoles.

«Pharaoniques» ou démesurés pour certains, géniaux pour d’autres, ces projets sont controversés. La première phase du projet Toshka consistait à faire passer les eaux du lac Nasser vers un canal d’irrigation qui devrait atteindre d’ici à une vingtaine d’années l’oasis de Farafra (située à 550 kilomètres).

Cette idée, à première vue judicieuse, pose de sérieux problèmes: tout d’abord celui de la fourniture en eau. Le géographe Habib Ayeb considère que 5 milliards de mètres cubes par an sont nécessaires à la première phase de la bonification des terres[23]. Or pour obtenir une telle quantité d’eau, il faut réduire celle qui est indispensable aux cultures traditionnelles (riz et canne à sucre) dans le delta et la vallée du Nil.

L’autre critique avancée est celle de la main-d’œuvre. Le raïs mettait en avant, pour justifier ses choix de développement, la création d’emplois. Or les exploitations agricoles qui vont se créer seront extrêmement modernes et n’utiliseront que peu de personnes.

Le gouvernement égyptien a déployé beaucoup d’énergie pour lever les fonds nécessaires à ses projets. La principale doléance des investisseurs étrangers venait du manque de transparence et d’ouverture. S’y ajoutaient les critiques de l’Éthiopie relatives à l’utilisation des eaux à l’extérieur du cours d’eau du Nil.

Les possibilités dont l’Égypte dispose pour rationaliser la gestion de l’eau, sont certes nombreuses: la modernisation du réseau d’irrigation et de drainage pour récupérer les quelques 14 milliards de m3 d’eau actuellement perdus (10 milliards par infiltration, évaporation et gaspillage dans les canaux d’irrigation, et 4 milliards d’eau de drainage qui finissent actuellement dans la mer sans avoir été réutilisés); le retour à l’irrigation nocturne, abandonnée depuis la construction du Haut Barrage; et la limitation de la superficie des cultures qui consomment trop d’eau. Ces réalisations devraient permettre de réduire de 15% à 25% la consommation actuelle de l’Égypte. Par ailleurs, l’exploitation des eaux souterraines, quoique théoriquement limitée, peut apporter un complément non négligeable[24].

Aussi nécessaires qu’efficaces, ces possibilités offertes au pays ne peuvent cependant pas être considérées comme suffisantes. Tôt ou tard, l’Égypte doit se rendre à l’évidence que les projets du Haut-Nil qui permettront d’accroître les ressources hydrauliques disponibles constituent la seule alternative réaliste.

 

Paragraphe 2 - Les projets d’aménagement du Haut-Nil à l’étude ou en cours de réalisation

Ces projets ne datent pas d’aujourd’hui, ils sont même antérieurs à ceux du Haut Barrage. Si l’on n’en a plus parlé, à l’exception du canal de Jonglei au Soudan, la démographie galopante dans l’ensemble des pays de la vallée du Nil et, dernièrement, la sécheresse des années 80 et la famine qui frappent de plein fouet l’Éthiopie et le Soudan, et menacent sérieusement l’Égypte, les ont mis à l’ordre du jour. De l’ensemble de ces projets hydrauliques, nous ne retiendrons que les principaux et ceux qui ont suscité plusieurs conflits entre les différents États et populations de la région.

I - Les projets nécessaires du Nil équatorial

Le lac Victoria fournit à la partie du Nil qu’il alimente un débit annuel de 21 milliards de mètres cubes d’eau en moyenne. Les projets du Nil équatorial envisageaient la construction d’un réservoir sur le lac Victoria. Ce but fut atteint au moyen de l’établissement du barrage des chutes Owen, barrage qui combine la double fonction de fournir de l’énergie à l’Ouganda et celle de contrôler l’écoulement du lac. Il était entendu que l’exécution de ce barrage serait menée à bien, en accord avec l’esprit de l’accord de 1929[25]. Il était aussi entendu que, bien que l’administration dudit barrage soit laissée à la Commission de l’électricité de l’Ouganda, les actions de cette Commission ne devraient pas «porter préjudice aux intérêts de l’Égypte - selon l’accord de 1929 - et avoir un effet défavorable sur le déversement de l’eau à travers le barrage»[26].

Afin que le réservoir des chutes Owen fût effectif, il fut proposé que les barrages suivants doivent lui être adjoints :

1/ - un réservoir sur le lac Kyoga en Ouganda pour obtenir une plus grande capacité de stockage d’eau

2/ - un grand réservoir sur le lac Albert avec un barrage à Nimule, à la frontière de l’Ouganda et du Soudan

3/ - un réservoir régulateur pour aplanir les irrégularités dans le débit des torrents qui rejoignent Bahr-El-Djebel.

D’autres grands projets d’aménagement hydraulique, dont ceux qui se situent aux sources du Nil Blanc, près des lacs Albert et Victoria sont également étudiés depuis le début de ce siècle. Leur réalisation dépendra d’une part des leçons retenues de la crise actuelle, et d’autre part de la capacité et de la volonté politique de chaque État de la vallée du Nil. Les riverains du Nil, qui verront leurs besoins en eau augmenter d’année en année, pourront-ils surmonter les obstacles et se donner les moyens nécessaires à leur “hydrodiplomatie” active dans la vallée du Nil?

 

II - Les travaux toujours en cours en territoire soudanais

L’utilisation de tous ces projets équatoriaux sera réduite à néant si les eaux du Nil équatorial ne sont pas sauvées des marécages du Soudan du Sud (les Sudds). Sur les 27 milliards de mètres cubes d’eau qui pénètrent dans cette région, 14 milliards seulement en ressortent, le reste étant perdu par évaporation et par infiltration. Un projet ambitieux est donc envisagé - le premier plan du projet date de 1936 - pour détourner le Nil, par un canal long de 360 km[27], lequel se situerait dans la région de Jongeli (Jonglei).

La réalisation du canal de Jonglei était à un stade avancé, mais son achèvement dépend de l’amélioration de la situation politique au Soudan du Sud. C’est en 1959 que l’accord égypto-soudanais sur le partage des eaux du Nil[28] a permis la construction du Haut Barrage d’Assouan en Égypte et des barrages de Roseires et Khashm el-Girba au Soudan. Le potentiel libéré par ces réalisations est presque totalement utilisé; pour l’accroître, différents travaux pourront être envisagés au Soudan du Sud, les dépenses et les bénéfices étant partagés également entre les trois pays (Égypte, Soudan, Soudan du Sud). C’est ainsi qu’a été relancé à partir de 1972 le vieux projet du canal de Jonglei, dans la cuvette du Haut-Nil; en tranchant à travers 400 km de terres inondables, il devait réduire de moitié (soit à 5 milliards de mètres cubes) l’évaporation du Nil durant sa traversée des marais, et augmenter le débit du cours d’eau en aval de 4 milliards de m3 par an, tout en facilitant la circulation fluviale et terrestre entre Juba et Khartoum.

En avril 1974, le projet est formellement approuvé par les deux gouvernements. Son plan tient compte des revendications des populations du Sud et comporte un programme d’aménagement agricole de la région. En 1979, il est arrêté sous sa forme définitive (360 km de long entre Bor et Jonglei) et, le 11 avril 1980, l’Égypte et le Soudan signent un contrat avec un consortium français (Grands Travaux de Marseille) pour le creusement du canal. Le coût de l’opération doit s’élever à 650 millions de francs français. Mis en chantier sans consultation des peuples nilotiques de la région (Dinka et Nuers), considéré comme un nouveau symbole de l’exploitation des richesses du Soudan du Sud par les dirigeants nordistes et par l’Égypte, accusé de conduire à la destruction de l’écosystème et d’un mode de vie ancestral (voire de préparer la venue de milliers de colons égyptiens), le canal fut violemment critiqué par l’opinion sudiste et les milieux écologistes occidentaux.

Les travaux avancent rapidement, jusqu’au 15 mai 1983. Une mutinerie éclate à la garnison de Bor et dans d’autres garnisons de l’armée soudanaise: 2000 à 3000 hommes armés prennent le maquis avec à leur tête feu le colonel John Garang et forment l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS). Ils reprochent notamment au gouvernement l’absence de concertation réelle avec le Sud à propos des grands projets de développement économique, dont le creusement du canal de Jonglei. Une série d’attaques fut couronnée le 15 novembre 1983 par l’enlèvement de 9 employés de la Compagnie des Grands Travaux de Marseille par l’APLS; ils sont relâchés quelques jours plus tard, mais entre temps, la Compagnie a arrêté le chantier où les travaux étaient au deux tiers de leur réalisation totale (sur les 360 km prévus, 280 sont creusés). Ils ne pourront être repris qu’après l’instauration d’une paix durable au Soudan du Sud[29], et lorsque les préoccupations à son sujet auront été entendues à Khartoum. Les aspects positifs du projet sont reconnus. Le canal ne réduirait pas en fait de plus de 20% l’étendue des mares de saison sèche (les “toich”) autour desquelles se rassemble le bétail; en revanche, d’immenses marais, comme la région du fleuve des Girafes (Bahr el-Ghazal), seraient assainis et transformés en bons pâturages, tandis que 84000 ha pourraient être irrigués en saison sèche: rizières dans la plaine de Pengko, canne à sucre autour de Melout et de Pengk-elhak.

D’autres réalisations étaient prévues ultérieurement: Jonglei II (période 1985-1990); drainage des marais de Machar (au milieu des années 90), au nord de la Sobat; barrages sur les rivières de la dorsale Nil-Congo, pour canaliser les eaux en direction du Nil et éviter leur perte dans les “Sudds”; construction d’un barrage hydroélectrique sur les rapides du Bahr el-Djebel en amont de Juba (au milieu des années 90)[30].

Mais ces projets sont ajournés jusqu’à la conclusion d’une paix durable; aussi est-ce au Soudan que les projets d’aménagement ont le plus de chance de voir le jour prochainement: barrage réservoir sur le Sétit, affluent de l’Atbara (mais, comme pour tous les fleuves qui descendent d’Éthiopie, le problème de l’envasement rapide par les limons n’est pas résolu); barrage-réservoir sur la 4éme cataracte (site de Méroué-Hamdab), dont la construction commencerait en 1996: cet ouvrage stockerait 3 milliards de m3 lors des hautes eaux, ce qui permettrait d’étendre les surfaces irriguées en aval et de construire une centrale électrique de 500 MW.

Ces différents projets démontrent que le potentiel hydrologique soudanais n’est pas entièrement exploité; mais les limites n’en sont plus très éloignées. Il reste 20 milliards de m3 au maximum, à partager entre les trois pays (Égypte, Soudan, Soudan du Sud). Ce surplus sera passager et onéreux à mettre en œuvre: la saturation démographique égyptienne, l’extension de l’agriculture soudanaise exigent de trouver d’autres ressources. Il faudrait envisager la rationalisation de l’irrigation égyptienne, ou le développement de l’agriculture pluviale au Soudan du Sud[31].

 

III - Les plans ou travaux «vindicatifs» en territoire éthiopien (le barrage du lac Tana)

L’Éthiopie, appelée à juste titre par les uns “château d’eau” de l’Afrique orientale[32], et par les autres la “Suisse africaine”, possède un vaste réservoir d’eau lui permettant de produire toute l’électricité dont elle a besoin, et de régler l’écoulement des eaux vers les plaines basses en saison sèche.

Le bassin du Nil Bleu (Abaï, Abbai ou Abbaïe en amharique), avec sa douzaine de grands lacs, constitue un potentiel hydraulique d’une grande importance. Le seul projet proposé (et connu) sur le Nil Bleu consiste à établir un réservoir à la sortie du lac Tana en Éthiopie, pour constituer une réserve d’eau, en vue de l’irrigation et aussi de la production d’énergie hydroélectrique.

Le lac Tsana ou Tana est le plus important lac d’Éthiopie. Il est situé au nord de l’Éthiopie (entre le 35e et le 36e degré de longitude et entre le 12,6e et le 13e degré de latitude), à 1840 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer avec une superficie de 3060 kilomètres-carrés. Sa profondeur varie de 30 à 70 mètres et par endroits jusqu’à 100 mètres.

Le lac Tana est la principale source qui alimente le Nil Bleu (Abbai) qui arrose le Soudan du Sud, le Soudan et l’Égypte.

Le Nil Bleu prend naissance à la sortie du lac Tana, à 1.840 mètres d’altitude en Éthiopie; à la frontière soudanaise, il n’est qu’à 340 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cela fait une dénivellation de 1500 mètres sur un parcours de 1000 km. On peut se rendre compte de la puissance de ce débit en comparant la pente moyenne de la rivière en Éthiopie, qui est en fait de 1,4 mètres par kilomètre, à celle des pays d’aval (Égypte, Soudan et Soudan du Sud) qui ne fait que 7 centimètres par kilomètre.

Si toute cette puissance hydraulique sur le territoire éthiopien était convertie en électricité, le Nil Bleu aurait un potentiel évalué à 48 milliards de kilowatts par an. Et l’exécution d’un vaste projet hydraulique du bassin occidental du Nil Bleu permettra à l’Éthiopie de valoriser les cinq provinces de Beghemdir (78000 km2), du Godjam (62900 km2), du Ouollo ou Wollo (78700 km2), du Choa (78700 km2) et du Ouellega ou Ouallaga (67200 km2) par la mise en valeur des terres au moyen de l’irrigation. Dans ces régions, «l’accroissement possible de production est quatre fois supérieur à celui qu’on est en droit d’attendre. On devrait y récolter trois fois plus de canne à sucre, de blé, de sorgho, de fourrage. L’élevage pourrait merveilleusement se développer»[33]. Les possibilités qui s’offrent dans cette région sont probablement uniques en Afrique. En fait, l’Éthiopie devrait devenir le grenier à blé du Moyen-Orient et, grâce à son bétail, l’Argentine du continent africain.

Le barrage du lac Tana est donc prévu pour un double usage: produire de l’énergie hydroélectrique pour l’Éthiopie et régulariser le débit du cours d’eau en assurant ainsi son débit annuel au bénéfice des provinces riveraines inférieures. Le projet de ce barrage est très ancien, puisque les premières études de faisabilité furent réalisées par les Égyptiens dès 1913[34], puis abandonnées en 1936 par suite de l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie. Il est source de tension entre l’Égypte et l’Éthiopie.

Lorsque de nouvelles études de faisabilité ont été entreprises en 1977, par des techniciens soviétiques et éthiopiens, pour l’aménagement du Nil Bleu éthiopien et la réalisation du barrage de Tana, le président Sadate a menacé l’Éthiopie de lui déclarer la guerre, et le 5 juin 1980, il faisait état de plans d’attaque élaborés par la 2e armée égyptienne sur son ordre.

 

IV - Le «Grand barrage de la renaissance éthiopienne»

Depuis le mois de juin 2013, des tensions sont réapparues entre l’Égypte et l’Éthiopie. Ces tensions sont nées suite à la déclaration faite par l’Éthiopie le 28 mai annonçant le début du détournement des eaux du Nil Bleu pour permettre la construction du Grand barrage de la renaissance éthiopienne (GERD selon l’acronyme anglais), un complexe hydroélectrique (d’un coût de 4,7 milliards de dollars, financé sans aide extérieure) devant produire 5600 mégawatts et retenir quelques 76 milliards de m3 d’eau (le barrage principal s’est élevé de 45 mètres environ sur les 145 qu’il atteindra début 2017)[35].

Pourtant, un panel d’experts mis en place par l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan, comprenant dix spécialistes (deux experts pour chacun des trois États et quatre experts étrangers - français, britannique, Sud Africain et allemand), a indiqué dans un rapport confidentiel de 800 pages, que le projet éthiopien ne devrait pas causer de dommages substantiels aux deux États d’aval (Égypte et Soudan). Le rapport, selon le gouvernement éthiopien, se trouve être favorable au projet dans son ensemble, tout en recommandant des études supplémentaires dans certains domaines. L’Éthiopie a d’ailleurs réitéré sa ferme intention de poursuivre le projet dans la mesure où il respectait le principe d’utilisation raisonnable et équitable.

Le Soudan ne semble pas opposé au projet[36]. Cette position est d’ailleurs partagée par le Soudan du Sud qui a envoyé une délégation sur le site des travaux. Le président ougandais a également pris fait et cause contre la position égyptienne, insistant sur le fait que l’initiative éthiopienne était ce dont avait besoin l’Afrique.

Les tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie interviennent dans un contexte extrêmement défavorable à l’Égypte. En effet, la révélation publique de la réunion du 2 juin 2013 entre les autorités du Caire et les différents partis politiques a par la violence des propos tenus par certains des participants déjà porté un sérieux coup à l’image de l’Égypte. L’Éthiopie s’est malgré tout dite «frustrée » des propos tenus en présence du président Mohamed Morsi et d’autres officiels Égyptiens, soulignant que de telles suggestions n’avaient pas leur place au XXIème siècle. Depuis cet incident, les ministres éthiopien et égyptien des affaires étrangères se sont rencontrés à Addis Abeba en Éthiopie le 18 juin et ont réaffirmé leur volonté de coopération et l’ouverture prochaine de consultations incluant le Soudan conformément au rapport du panel d’experts.

L’Égypte se trouve ainsi quelque peu condamnée à gérer diplomatiquement son conflit avec l’Éthiopie, et ce encore plus depuis le changement constitutionnel intervenu le 3 juillet 2013. De plus, l’environnement politique et social étant particulièrement instable, il est presque certain qu’une guerre avec l’Éthiopie associée aux diverses condamnations dont le nouveau régime ferait l’objet entraînerait inexorablement une exacerbation des tensions entre pros et anti Morsi. L’opposition égyptienne n’avait d’ailleurs pas manqué de réagir à l’incident de la réunion au cours de laquelle plusieurs alliés de Morsi avaient proféré des menaces à l’encontre de l’Éthiopie, prévoyant des manifestations et réclamant le départ du président, ce qui se réalisa par la suite.

À l’heure actuelle, l’Égypte se trouve ainsi pieds et poings liés dans ce dossier vital et n’a d’autres choix que de le gérer de manière consensuelle.

Depuis quelques mois, les relations égypto-éthiopiennes se sont beaucoup améliorées[37]. Le Caire et Addis-Abeba semblent avoir privilégiés pour le moment les négociations.

 

Conclusion

Le paradoxe de l’Égypte et du Soudan, qui entendent jouer un rôle de premier plan sur la scène régionale aussi bien sur les plans politique qu’économique, est d’avoir des ambitions qui vont au-delà de leur capacité. Pays incontournables de la région de par leur poids démographique et historique, ils souffrent de lourdeurs et d’un manque de stratégie claire qui met à mal leur ambition de jouer un rôle économique qui irait au-delà de leur importance diplomatique et stratégique.

Aujourd’hui, chaque fois que le ton monte entre l’Égypte et l’Éthiopie, c’est en général à l’occasion d’un projet ou d’un événement touchant directement au délicat problème du partage des eaux du Nil.

Toutefois, de nombreuses réalisations sont à mettre à l’actif de l’Initiative de Bassin du Nil[38]: la mise sur pied d’un grand réseau national et régional de professeurs, journalistes, parlementaires, etc., ainsi que d’autres forums; l’implication des gouvernements, autorités locales et organisations de la société civile; les progrès accomplis dans le cadre des échanges énergétiques, de la planification des ressources en eaux, de la promotion de la confiance entre parties prenantes; l’exécution des projets tant au niveau régional, national et local; la signature en juillet 2006 du Protocole d’Entente avec la communauté de l’Afrique de l’Est pour la gestion intégrée du lac Victoria.

Les États du Nil partagent les mêmes intérêts et ambitionnent dorénavant d’aller de l’avant dans le même esprit, celui d’une «communauté nilotique».

Pour optimiser cette interdépendance, la «communauté nilotique» devra intégrer le concept de coût de dissociation. Celui-ci représente le manque à gagner dû à la discontinuité des «transactions» prévues. Lorsque ce coût est disproportionné et particulièrement bas au profit d’un État, et que l’autre n’est pas en mesure de riposter, le premier a le pouvoir d’infliger des dommages substantiels au second et d’en obtenir des concessions majeures. Aussi, seul un coût de dissociation substantiel et globalement égal pour les parties permet d’atteindre cette interdépendance optimale.

 

 


 

[1]-   Tarek Majzoub, «L’Éthiopie, le Nil et le droit international public», in «Droit International et Droit Comparé des Cours d’Eau Internationaux – Éducation à une Culture d’une Eau Partagée et Protégée», Actes du Congrès International de Kaslik, sous l’égide de l’UNESCO, 18-19-20 juin 1998, organisé par l’Université Saint-Esprit de Kaslik (Liban) et l’Université de Droit, d’Économie et des Sciences d’Aix-Marseilles (France), 2000, volume I, pp. 341-419.

 

[2]-   Une moyenne annuelle du débit du cours d’eau, pendant la période de 1870 à 1952, s’élevait à 84 milliards de mètres cubes d’eau moyenne qui fut prise comme base pour tous calculs futurs dans les négociations entre l’Égypte et le Soudan.

 

[3]-   Charles Rousseau, «Chroniques des Faits Internationaux», Revue Générale de Droit International Public, 1960, p. 90. L’Accord-cadre de coopération pour le bassin du Nil a été ratifié par la majorité des États du cours d’eau du Nil, hormis l’Égypte et le Soudan.

 

[4]-   «La difficulté de barrer un fleuve comme le Nil peut constituer une raison de douter de la réalité de cet ouvrage [le barrage sur le Nil du pharaon Ménès, fondateur de la première dynastie]». Voir Jacques Bonnin, «L’eau dans l’Antiquité», éd. Eyrolles, Paris, 1984, p. 136.

 

[5]-   Cependant, «plus de huit barrages de retenue et réservoirs pour les eaux du Nil ont été construits dans la seule Égypte dès le début du XIXe siècle, sans compter de nombreux autres ouvrages d’irrigation en amont du fleuve au Soudan, en Ouganda et dans les autres États riverains, avec l’aide de l’Égypte ou sur son initiative», voir «L’Égypte et le Nil», Ministère des Affaires Étrangères égyptien, Paris, 1982, p. 22.

On ne s’attachera qu’à la présentation succincte de 6 barrages, dignes d’intérêt.

 

[6]-   Ce projet, agrandi en 1957-1963, irrigue le plus vaste des domaines irrigués, celui de Gezira (840000 ha); voir Mamoun Yassin, «Le Gezira: son expérience socio-économique, son développement et son avenir pour le Soudan», Thèse, Université de Rennes, 1971, pp. 69 ets.

 

[7]-   Ce prêt a été la cible de l’attaque de l’opposition à la Chambre des communes, opposition qui ne s’est apaisée qu’après avoir eu l’assurance que toute la production du coton de Gezira serait vendue par privilège à la Grande Bretagne, à un prix fixé qui ne devra pas être dépassé. Voir échanges de notes, concernant le projet de Gezira, entre l’Égypte et la Grande Bretagne, Société des Nations, Recueil des Traités, vol. 93, pp. 91-92.

 

[8]-   Voir Omer Ugoul, «Réalisation et appréciation d’une expérience de développement agraire au Soudan: le Kashm el Girba», Thèse, Université de Rennes, 1971, pp. 73-77.

 

[9]-   La contribution de l’Égypte pour la construction de ce barrage s’élevait à 5 millions de livres sterling environ.

 

[10]-  Il y a deux barrages: le “vieux” et le “haut” - aussi appelé Sadd el Ali -.

 

[11]-  Lois proposées par Sir Robert Howe et votées le 9 mars 1948 par le Conseil consultatif du Soudan Nord.

 

[12]-  Ce terme est à restituer dans le contexte des discours politiques de l’époque nassérienne.

 

[13]-  Avec l’indépendance du Soudan en 1956, l’Égypte a vu augmenter le risque de ne pouvoir disposer librement des eaux du Nil. Certes, les sources du cours d’eau, situées en Éthiopie pour le Nil Bleu et en Ouganda pour le Nil Blanc, n’ont jamais été sous son contrôle direct; mais la présence d’un État indépendant entre ces sources et la partie égyptienne du Nil ne pouvait que renforcer, dans le pays d’aval, la crainte de se voir un jour privé de ses eaux et donc menacé dans son existence. Le but de la construction du Haut Barrage (El Sadd el Ali) était d’assurer à l’Égypte une maîtrise totale de ses ressources hydrauliques, indépendamment des changements politiques éventuels des pays de l’amont, et mettre l’Égypte à l’abri des variations pluviométriques.

 

[14]-  La construction de ce barrage entraîna l’inondation de 648 km2 en territoire égyptien et 486 km2 en territoire soudanais.

 

[15]-  Convention signée le 15 mai 1902 entre l’Éthiopie et la Grande Bretagne. Dans cet accord, l’Empereur Ménélik II, le roi des rois de l’Éthiopie, s’est engagé à ne construire, sur les sources du Nil Bleu ou l’Atbara, aucun ouvrage hydraulique de nature à réduire les quantités d’eau qui arrivent au Soudan, avant qu’un accord ne soit conclu entre le gouvernement de  Grande-Bretagne et celui du Soudan. Ce dernier, à l’époque, était le représentant de l’Égypte, nommé par firman égyptien.

 

[16]-  Daily Express du 28 octobre 1958.

 

[17]-  Le débit moyen du Nil est de 84 milliards de m3 par an. Les projets soudano-égyptiens visaient à ajouter un minimum de 9,5 milliards au débit moyen du Nil par l’arrêt de toute perte au bassin supérieur du fleuve sans oublier les 12 milliards perdus à cause de l’évaporation et les quelques 1,5 milliards destinés à l’usage des territoires Est-Africains, ce qui laissait annuellement le bénéfice aux deux pays d’aval (Égypte et Soudan) d’une quantité de 80 milliards de m3. Voir Times (London), 23 septembre 1958, p. 11.

 

[18]-  Document du Sénat des États-Unis sur le financement du projet du Haut Barrage d’Assouan: Hearing before the Committee on appropriations, 84th congress, 2nd session, 26 janvier 1956.

 

[19]-  Les deux présidents, Nasser et Krouchtchev, étaient accompagnés des présidents Ben Bella de l’Algérie et Aref de l’Irak. La présence de Krouchtchev marqua l’intérêt que portait l’Union Soviétique à ce projet presque totalement financé par elle. L’Égypte envisagea, au commencement, le financement de ce projet par la Banque Mondiale, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Des négociations se sont engagées entre toutes ces parties depuis 1954. Le coût global du projet fut estimé à 1300 millions de dollars, pour lequel un prêt estimé à 400 millions de dollars en devises, et 900 millions de dollars auraient été pris en charge par l’Égypte en monnaie locale. Pour une étude sur l’origine et le développement du projet, voir brochure “Al Sadd El Ali” publiée par le gouvernement égyptien, “Economist” les 19 novembre 1955 et 19 janvier 1957.

 

[20]-  La construction du barrage a nécessité 43 millions de mètres cubes de matériaux, soit sept fois la grande pyramide. L’usine hydroélectrique qui lui est rattachée a une puissance de 2 mégawatts.

 

[21]-  En tout et pour tout, il y a «plus de huit barrages de retenue et réservoirs pour les eaux du Nil (...) construits dans la seule Égypte dès le début du XIXe siècle», voir «L’Égypte et le Nil», Ministère égyptien des Affaires étrangères, Organisme de l’information de l’État (Bureau de Paris), 1982, p. 22.

Les huit barrages dignes de ce nom sont localisés à Assiout (construit en 1901), le “vieux” barrage d’Assouan (1902, surélevé en 1912 et 1933), Zifta (1903), Isna (1909), Nag’Hammadi (1930), Edfina (1951), Damiette et Rosette.

 

[22]-  Agnès Levallois, «Maigres performances pour l’économie égyptienne», Nord-Sud Export, groupe «Le Monde»,

 

[23]-  Ibid.

 

[24]-  Voir Hans Karl Barth et Abdu A. Shata, «Natural resources and problems of land reclamation in Egypt», Dr. Ludwig Reichert verlag, Wiesbaden, 1987, pp. 51-65.

 

[25]-  Voir l’échange de notes du 30 mai 1949 entre Sir Ronald Campbell, ambassadeur britannique au Caire, et Abdel Hadi Pacha, Premier ministre égyptien, U.N.T.S., vol. 226, p. 272.

 

[26]-  Idem, para. 5 de l’échange de notes.

 

[27]-  La longueur de ce canal était estimée au départ à 280 km, puis révisée à la hausse. Voir le discours présidentiel adressé à la Société philosophique du Soudan le 31 décembre 1957 par Mr. H. A. Morrice, conseiller pour l’irrigation auprès du gouvernement soudanais. Publication de la Société philosophique, Khartoum.

 

[28] -  L’accord de 1959, se fondant sur un débit annuel moyen de 84 milliards de mètres cubes (m3) à Assouan,

calculé sur une période de 100 ans, prévoit une perte de 10 milliards de m3 par infiltration et évaporation dans le lac Nasser, et partage le reste à raison de 18,5 milliards de m3 pour le Soudan et 55,5 pour l’Égypte.

A cette même date, il y eut un accord conclu entre l’Égypte et le Soudan pour la réalisation du canal Jonglei destiné à récupérer 5 milliards de m3 qui se perdent actuellement dans les marais de la région méridionale du Soudan du Sud. Les charges et les bénéfices de ce projet doivent être partagés à part égale entre les deux pays.

 

[29]-  La guerre civile a éclaté en décembre 2013 dans le pays, lorsque le président Salva Kiir a accusé son ancien vice-président Riek Machar, aujourd’hui chef de la rébellion, de fomenter un coup d’État. Les affrontements, qui ont repris ces derniers jours, opposent les forces loyalistes au président Salva Kiir à celles de l’ancien vice-président Riek Machar. Voir «Soudan du Sud: la situation, déjà horrible, est désormais “bien, bien pire”»,

 

[30]-  Si ces travaux étaient seulement réalisés, ils auraient permis d’économiser 18 milliards de m3 d’eau par an des eaux du Nil. Voir Thomas Naff, Ruth C. Matson, «Water in the Middle East», Westview Replica Editions, 1984, p. 139.

 

[31]-  Plus de la moitié des 12 millions de Sud-Soudanais dépendent aujourd’hui de l’aide humanitaire, dont 2,5 millions souffrent de problèmes alimentaires graves. Voir «Soudan du Sud: la situation, déjà horrible, est désormais “bien, bien pire”»,

 

[32]-  L’Éthiopie donne naissance au majestueux Nil et aux fleuves du Kenya (Omo) et de Somalie (Juba et Shebelle).

 

[33]-  Passage du rapport des experts de la F.A.O., cité in Jane et Jean Ouannou, «L’Éthiopie, pilote de l’Afrique», G.-P. Maisonneuve & Larose, Paris, 1962, p. 123.

 

[34]-  L’Éthiopie a toujours exprimé ses craintes à propos de ce projet, en particulier après l’accord anglo-italien de 1925 le concernant. On peut rappeler que son objection ne s’élevait pas contre la construction du barrage même, mais contre la tentative de le construire sans le consentement préalable de l’Empereur éthiopien. Voir Langer (William L.), “The struggle for the Nile”, Foreign affairs, 1936, p. 271.

 

[35]-  Omar Reid, «Le méga barrage de l’Éthiopie se rapproche de sa phase de finition», 1er mai 2015,

 

[36]«Le Soudan réitère le droit de l’Éthiopie à l’utilisation de ses ressources en eau»,

 

[37]-  Voir Sanae Taleb, «Égypte-Éthiopie: Partage des eaux du Nil, Accord à Khartoum»,

 

[38]-  Tarek Majzoub, «Gestion des bassins partagés (Conflit contre Coopération): le bassin du Nil, une étude de cas», Med.2008 (L’année 2007 dans l’espace euro-méditerranéen), pp. 139-145.

 

تبدلات استغلال مياه النيل:  التعاون مقابل النزاع

 لطالما انشغلت مصر على مرّ العصور بمشكلة هي على وجه التحديد التحكّم بمياه النيل. وأحد أسباب هذا الانشغال يعود إلى الطبيعة المتقلّبة لمجرى المياه الدولي الذي يصبّ في أحد عشر بلداً ( بوروندي، جمهورية الكونغو الدّيمقراطية، مصر، أريتريا، أوغندا، رواندا، السودان، جنوب السودان و تنزانيا). خلال القرن الماضي، أصبح مقدار الصبّ السنوي للنيل يتراوح ما بين 150 مليار متر مكعّب كحدّ أقصى و 42 مليار متر مكعّب كحدّ أدنى. بيد أنّه يتعذّرعلى أيّ بلد الاعتماد على  مقدار غير ثابت كهذا ، حتّى لو كانت المعيشة فيه مرتكزة على السّقي، وذلك خشية من أن يخضع لشحّ دوري. إنّ النمو السريع لعدد السكّان والمتطلّبات المتزايدة للنموّ الاقتصادي  في كلّ من مصر، السودان، وأثيوبيا جعلا وضع خطّة جديدة لاستغلال مياه النيل والحفاظ عليها أمرًا ذو ضرورة قصوى.
إنّ الأعمال القائمة حتّى اليوم للسيطرة على نهر النيل أو حتّى تلك التي لا تزال في طور التنفيذ ساعدت كثيراً النهرين المقيمين على سافلة النّهر على تطوير الزراعة، الداعم الرئيس لاقتصادهم (الذي يعتمد عليها). أمّا المشاريع الجديدة المرتقب تنفيذها، فهي قيد الدّرس، ليس فقط للسماح لهذه البلدان بزيادة عدد أراضيها القابلة للزرع وإنّما أيضًا لضمان منافع لسائر سكّان النّيل.