L'OCCIDENTALISATION DES PAYS DU TIERS-MONDE ET SES EFFETS SUR LES BESOINS

L'OCCIDENTALISATION DES PAYS DU TIERS-MONDE ET SES EFFETS SUR LES BESOINS
Préparé par: Zakaria FAWAZ
Maître de Conférences à l'Université Libanaise.

Une littérature abondante dans toutes les langues parle du sous-développement et du développement dans les pays du Tiers-Monde ; bien que le sous-développement soit un champs d'étude récent dans la pensée économique contemporaine, on a recensé 14000 ouvrages et articles après la Deuxième Guerre mondiale traitant des problèmes du développement des pays du Tiers-Monde.

Des économistes éminents, des Prix Nobels en sciences économiques, des Professeurs, des Universités, des Colloques internationaux sous les auspices des différentes organisations internationales ont consacré leurs premières préoccupations aux problèmes du Tiers-Monde.

Si on veut aller plus loin, sans détails, on peut dire sans exagération que la plupart des réunions politiques des chefs d'etat du Tiers-Monde, ainsi que les coups d'état qui ont amenés nombre d'entre eux au pouvoir, prenaient des devises comme développement, industrialisation, modernisation, rattrapage, révolution agraire, révolution verte et révolution culturelle, et ... paradoxalement, ces devises étaient et sont toujours chez certains intellectuels du Tiers-Monde, "monnaie courante" et sujet de polémique et de démagogie ... et ces mêmes devises suscitent la contestation et l'indignation chez d'autres intellectuels ...!

L'objet de cet article est d'esquisser, sans aborder des théories de développement, le problème de l'occidentalisation des pays du tiers-Monde et ses conséquences sur les besoins. Pourquoi aborder le problème sous l'angle des besoins? En effet les besoins dans les pays du Tiers-Monde sont vus ou doivent être vus sous l'angle de l'urgence, et non sous l'angle de la consommation ([1]).

       En réalité, aujourd'hui plus que jamais, les problèmes des pays du Tiers-Monde doivent être analysés dans un optique socio-anthropologique d'abord, et économique ensuite, en d'autres termes, c'est le rôle du socio-anthropologue de poser les problèmes des pays du Tiers-Monde et c'est à l'économiste de proposer des solutions.

Ainsi notre article comprend trois thèmes principaux :

- Tout d'abord nous posons la problématique générale du Tiers-Monde,

- ensuite, nous abordons ce qu'on appelle "l'occidentalisation des pays du Tiers-monde",

- et enfin, nous étudions les conséquences de cette occidentalisation afin de dégager "le phénomène d'imitation des besoins" dans les pays du Tiers-Monde.

 

I - LA PROBLEMATIQUE DU TIERS-MONDE

Le mouvement irrésistible qui pousse en avant le tiers-Monde c'est le mouvement de prise de possession de la technique, d'entrée dans la civilisation technicienne([2]). Mais la possession de la technique entraîne en même temps la crainte d'une dépossession d'identité (par désintégration des cultures traditionnelles, c'est-à-dire des structures de la personnalité) et la volonté d'une conquête ou reconquête de la personnalité ( sur le colonialisme ou/et l'hégémonie des grandes puissances). Ce double mouvement converge dans la cristalisation des nouvelles nations, qui fondent une identité, l'enracinent dans le passé et la projettent dans le devenir.

L'Etat est le grand opérateur du développement vers la civilisation technicienne dans le maintien (ou le réenracinement), de la culture autochtone. La dynamique complexe technique-identité-nation-Etat est à ce point bouleversante, elle fait surgir tant de besoins, elle se heurte à des résistances si figées à l'intérieur et à l'extérieur, que ce sont de véritables résolutions du développement qui s'opèrent, la destruction des anciennes sociétés, les images qu'offre la culture de masse des sociétés consommatrices, la diffusion et l'implantation des idéologies révolutionnaires d'occident; tout cela stimule le mouvement, nourrit les grandes idées-force de justice et d'égalité et fait lever la révolte, l'espoir et le mythe.

Les révolutions de développement qui s'opèrent ou vont s'opérer sont post-bourgeoises, bien qu'elles héritent de traits qui furent propres aux "révolutions bourgeoises" - nationalités et sociales - du XIX siècle; elles sont post-bolchéviques, bien qu'elles s'inspirent plus ou moins du système d'appareil qui s'est constitué dans l'ex-Union soviétique. En fait, dans ces révolutions, apparaissent de multiples syncrétismes ou plutôt un modèle syncrétique de développement, aux multiples variantes.

Alors qu'en Europe ce fut la monarchie, puis l'Etat républicain centralisé, qui forgèrent l'unité nationale. Dans le Tiers-Monde, c'est souvent, le parti politique qui fonde la nation, qui forge l'Etat, qui est moteur du développement, et qui peut être dominant ou unique ; il peut étendre ses attributs de façon totalitaire sur tous les aspects de la vie ou au contraire se restreindre aux tâches d'administration ou de gouvernement ; il peut être l'artisan du développement économique nationalisé, ou bien au contraire concéder aux entreprises privées le champ économique. Quels que soient la diversité ou l'antagonisme des formules mises en oeuvres, il y a un modèle, un archétype national -socialiste de développement- sans que ce terme appelle nécessairement les délires que la formule, née dans le chaos d'occident (nazisme, stalinisme) y souleva.

Une politique à moyen terme ne saurait mettre en question la base technique ni la structure nationale du développement. Le problème à moyenne période est d'interroger la formule : pouvoir/structures socio-économiques, de l'analyser, d'en voir les fonctions et les disfonctions. Le problème du développement se pose sous les instances de l'urgence: urgence du problème de la famille, accrû par l'accroissement démographique; urgence du problème des besoins qui se lèvent et jaillissent, avec la découverte de la civilisation du bien-être et de l'individualisme ainsi que l'urgence de l'émancipation économique et politique ressentie par les nouvelles nationalistés.

Y-a-t-il partout la même urgence?

Le développement du Tiers-Monde débouchera-t-il sur les voies connues de la civilisation occidentale? le monde indien d'Amérique avec les nouveaux "crazy-horses" et le monde indien d'Asie avec leur bombe atomique et l'aile droite d'Arabie avec leurs" awaks "ainsi l'aile gauche avec leur centrale nucléaire et leurs armes chimiques, et ensuite le monde noir avec la négritude de Senghor et d'Aimé Césaire et enfin le monde jaune avec leur interminable guerre - des vérités profondes - que le développement occidental a égarées en cours de route. Réussiront-ils à sauver et à faire vivre dans leur développement même, le pacifisme des indiens d'Amérique, et la non violence de Ghandi, la miséricorde de l'Islam et la sagesse des Griots([3]) et de Boudha?

Ces vertus dont l'humanité a besoin et que l'occident n'a pu dégager que dans l'idéologie, sans avoir jamais pu réussir à les incarner? Questions fondamentales que posent les intellectuels romantiques et nostalgiques du Tiers-Monde.

 

II - L'OCCIDENTALISATION DES PAYS DU TIERS-MONDE

1. La division du Monde en zone géonomiques

L'origine de la puissance militaire et économique des pays développés, est la révolution industielle qui a abouti à l'expansion de l'Europe sur le reste des espaces géonomiques du glope. Cette phase décisife de l'histoire européenne déséquilibrera les rapports de force entre ce qui allait devenir d'un côté les pays développés et d'un autre, les pays sous-développés.

L'expansion géopolitique européenne s'est accentuée entre 1800 et 1914. Selon  David K. Fieldhouse([4]), "en 1800, l'Europe et ses colonies couvraient à peu près 55% de la surface des terres émergées du globe, en 1878 près de 67% et enfin en 1914, près de 85%". D'après ce même auteur, le Royaume-Uni possédait 31,6 millions de km2 (soit 23,85% de la surface du globe) habités par 502 millions d'habitants. La France, la même année, comptait respectivement 11,75 millions de km et 108 millions d'habitants.

Le partage des continents et des colonies s'est fait par un simple "exercice de cartographie effectué par les chancelleries européennes". En effet, partout des cadastres furent introduits et imposés, ils servirent, entre autres choses, à l'application du système fiscal, à l'impôt foncier, à la réduction des terres de parcours, à l'élevage extensif  traditionnel des nomades, à l'expropriation ou à la limitation de terres tribales et puis la mise en valeur des ressources naturelles.

Le premier traité international de partage du monde est signé en 1494, c'est-à-dire deux années après la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. C'est à Tordesillas, en Espagne, que les rois catholiques et Jean II du Portugal signent le traité qui scindait en deux la planète suivant une ligne verticale Nord/Sud passant à 370 lieues à l'Ouest des Iles du Cap-Vert que les explorateurs des souverains seraient amenés à découvrir.

Les découvertes situées à l'Ouest de cette "frontière politique" reviendraient aux espagnols et celles situées à l'Est, aux portugais. En 1713 à Utrecht, en Hollande, les grandes puissances de l'époque reconnaissent la souveraineté de chacune d'elles sur leurs colonies.

Au Congrès de Berlin, en 1885, le partage de l'Afrique fut décidé entre les principales puissances: l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l'Espagne, Portugal.

 

2. L'avènement de la civilisation européenne

Deux années avant le Congrès de Berlin, en 1883, les européens divisent le Globe terrestre en 24 fuseaux horaires, à partir du méridien d'origine qui se trouve à Greenwich en Grande-Bretagne.

Ainsi, le Centre du monde n'est ni en Chine, ni en Méditerranée. Avec la révolution industrielle, il s'est déplacé dans une région développée et puissante de l'Europe de l'Ouest, en l'occurrence, l'Angleterre.

En annonçant l'avènement de la civilisation européenne, il ne fallait pas l'accabler de tous les maux du Tiers-Monde. L'adoption de modèles d'autres civilisations n'est pas un phénomène récent dans l'histoire de l'humanité, puisqu'il y a un processus d'évolution du monde; à travers ce processus il y a eu plusieurs civilisations et, à chaque époque correspond une civilisation dominante qui a pu cumuler ou hériter, l'ensemble de l'apport des autres civilisations les plus anciennes, et celles-ci n'ont pas disparu mais elles ont intégré la civilisation dominante, si on prend les grandes civilisations: grecque, perse, arabe, romaine, byzantine, européenne ...

Dans le cas des arabes, ils ne sont pas partis du néant dans leur civilisation, ils ont profité de l'apport des civilisations grecque, perse et d'autres. L'Islam était un coup de foudre pour l'avènement de la civilisation arabe et c'est à juste titre qu'on dit la civilisation arabo-islamique...

Dans le cas de la civilisation occidentale, c'est juste après l'invasion de l'Empire romain oriental (Byzance par les Ottomans en 1492), que les savants et les intellectuels de cet Empire fuient Canstantinople vers l'Occident, ces intellectuels ont constitué une "matière première" importante pour la civilisation occidentale. Comme on a dit que l'islam était un coup d'envoi pour l'avènement de la civilisation arabe, dans le cas de l'Europe, c'est la révolution industrielle qui était le coup pour l'avènement de la civilisation occidentale, on constate que dans le passé il y a eu un flux des connaissances de tous les pôles vers l'Europe, actuellement le schéma est inverse il y a reflux des connaissances du centre vers les autres pôles.

Si on connaît l'histoire ainsi, on trouve qu'il n'y a pas une justification des sentiments de persécusion du Tiers-Monde ...
 

3. Les effets de l'europeanisation des pays du Tiers-Monde

Néanmoins, les invasions qui ont jalonné les derniers siècles ont déclenché un processus de déracinement presque systèmatique des civilisations non-occidentales. L'expansion des cultures ouest-européennes ont, sinon bouleversé, du moins bousculé toutes les habitudes, les traditions, les coutumes, les codes sociaux et juridiques, les religions et croyances des peuples soumis aux systèmes coloniaux.

L'Europe occidentale justifiait son expansion par le caractère "sacré" de sa "mission": évangiliser et civiliser les peuples primitifs, c'est-à-dire non encore occidentalisés. L'action coloniale se trouvait ainsi justifiée par une idée morale fort répandue à l'époque. On voulait "libérer" les primitifs de leurs religions, des fléaux qui les frappaient et améliorer leurs conditions de vie ; ainsi les Métropoles ont imposé leur idéologie, leurs lois politico-juridiques, leurs conceptions de l'Etat, de l'administration, et de l'économie... elles leur ont également inculqué des habitudes et des comportements nouveaux afin d'élargir leurs débouchés pour leurs biens de consommation et d'équipement, c'est le cas notamment des programmes scolaires et universitaires qui sont copiés intégralement sur les programmes des ex-puissances administratives.

Les résultats feront l'interprétation suivant les uns et les autres, il y en a qui parle de rettrapage, d'autres parlent de sociétés entièrement déracinées dont les systèmes substitués arrachent l'individu, comme les groupes sociaux traditionnels à leur milieu naturel. L'extension des modèles occidentaux aux espaces du Tiers-monde vont façonner les "voies" de développement de ses Etats.

L'adoption de la civilisation industrielle comme modèle de référence socio-économique, par les états du Tiers-Monde, va aboutir à des conséquences qui touchent tous les domaines de la vie et des besoins des peuples du Tiers-monde. Ces conséquences prennent la forme de l'assimilation complète ou le "mimétisme". Cette assimilation répétons-le, touche tous les besoins des peuples du Tiers-Monde: besoins culturels, de santé, d'armement, de consommation ... et même des loisirs et des plaisirs. Cette assimilation a débouché à l'adoption finale du modèle de développement inspiré des expériences des pays occidentaux.
 

4. L'adoption des modèles de développement occidentaux
Que signifie cette adoption?

Tout Etat en voie de développement qui veut réaliser son décollage  économique, c'est-à-dire son identification ou son assimilation au Centre développé, adopte automatiquement et systématiquement le modernisme et l'occidentalisme ce qui nous amène à définir ces deux termes([5]):

L'occidentalisme n'est pas une théorie, c'est plutôt une option ou un choix politique consistant à substituer à la société trditionnelle une forme d'organisation sociale régie par des lois empruntées à la formation sociale des Etats développés du Centre industrialisé. Ces lois peuvent être de tout ordre: institutionnelles, économiques, socio-culturelles, technologiques ...

Le processus d'industrialisation, par exemple, synonyme de modernisation, de rupture avec l'archaïque, est devenu de nos jours une "loi" universelle en matière de croissance et de développement économique et social.

Quant au modernisme, c'est le second volet de l'idéologie occidentalocentrique, produit de l'occidentalisation des structures socio-économiques, le modernisme découle par conséquent d'un choix politique.

Mais comment se manifeste le mimétisme dans tous ça?

En voulant se moderniser, le tiers-Monde imite le modèle occidental de développement, souvent mal adapté à ses propres réalités. Comment cette inadaptation se manifeste?

1) En négligeant de satisfaire les besoins les plus urgents des populations: emplois, alimentation, culture, alphabétisation ...

2) En favorisant l'usage des technologies importées peu demandeuses d'emplois.

3) En donnant la priorité à l'industrialisation sur l'agriculture c'est-à-dire qu'on ne donne pas la priorité au changement structurel.

4) En introduisant la mécanisation dans les secteurs économiques dans un cadre en proie au chômage.

5) En se laissant tenter par "les effets de démonstration" en période d'austérité, de pénurie si ce n'est de famine.

L'urbanisation galopante, produit de la modernisation des structures sociales, économiques et culturelles des milieux ruraux est perçue comme un étalon d'occidentalité.

Enfin, la modernité dans les pays en voie de développement est synonyme d'européanité ou de nord-américanité. La photocopie des modèles dominants crée autant, sinon plus, de douleur que si les Etats du Tiers-Monde élaboraient eux-mêmes leurs propres voies de développement, car seul un vernissage "d’européanité" permet, dans leur conception de l'évolution historique du monde, aux élites locales de se distancer des populations oubliées de ceux-là mêmes qui les gouvernent.

5. Les modèles de production et de consommation euro-américains et socialistes

Les modèles imités par les pays du Tiers-Monde sont, d'une part les modèles de production et de consommation issus des transformations économiques et socio-politiques des XVIIIe et XIXe qu'a connu l'Europe de l'Ouest et d'autre part, les modèles nés des révolutions sociales de XXe siècle tous deux prétendent à une vocation universelle.

Ainsi, nous pouvons relever au moins deux modèles cohérents d'organisation de la société. Le premier (historiquement et économiquement) est le modèle occidental qui puise ses racines en Europe de l'Ouest. Ce modèle est de type capitaliste, il est aussi le premier système social planétaire; il conserve toute sa force ainsi que sa prédominance sur le deuxième modèle. Son attraction et ses effets de démonstration fascinent les bourgeoisies du Tiers-Monde et les Etats-nations en voie de développement d'une manière générale. Mais son application dans ses formes actuelles se trouve de plus en plus critiquée, car ses méthodes d'exploitation irrationnelle des ressources et des matières premières, ses tendances au gaspillage et son approche de la réalité ne sont pas généralisables à l'ensemble de la planète.

Avec les réserves des ressources naturelles connues, le développement de la pollution, la dégradation de l'environnement social, géographique, etc... le modèle occidental ne garantit pas sa survie ainsi que celle de l'humanité si celle-ci venait à adopter systématiquement le modèle capitaliste tel qu'il est, le niveau de consommation  des pays développés tant en produits alimentaires, agroalimentaires que matériels et qui ne peut être généralisé aux six milliards d'habitants qui peuplent aujourd'hui la terre et aux dix milliards de demain. Les ressources de la planète sont certainement insuffisantes, suivant la conclusion qu'en tire le club de Rome.

Le second modèle à prétention universelle est le modèle socialiste d'inspiration marxiste. Ce système trouve son essence "in concreto" dans la révolution d'octobre 1917 puis s'étend avec la révolution chinoise de 1949. Ce système social se veut anti-capitaliste : il rejette, du moins théoriquement les modèles de production, de consommation et d'organisation sociale du monde occidental.

En réalité, le modèle socialiste se divise en deux principaux sous-modèles: l'ex-modèle chinoise:

Le sous-modèle communiste chinois puise ses sources dans les formes traditionnelles d'entr'aide dans ses coutumes collectives ancestrales et dans bien d'autres facteurs psychologiques, culturels, sociaux, géographiques, propres à la société chinoise, à son empire et à sa démographie.

• L'ex-modèle socialiste soviétique quant à lui, s'orientait vers l'acquisition et l'adoption de modèles de production et de consommation du système capitaliste tout en se réclamant de l'idéologie marxiste et communiste.

Cette politique s'inscrit dans la stratégie "russe" qui consiste (toujours) à développer par tous les moyens nécessaires les forces productives en vue de rattraper l'Occident.

L'influence de ces deux sous-modèles marxistes sur les Etats du Tiers-Monde n'est pas aussi grande que celle du modèle occidental. L'austérité des sous-modèles chinois et l'échec du modèle soviétique rebutent toutes les classes dirigeantes des Etats en voie de développement, ne cherchant qu'à accéder à l'opulence des pays industrialisés ; mais ce qui est encore plus grave, c'est que la course de "rattrapage" et de "dépassement" est devenue sinon, la religion, du moins l'idéologie dominante aussi bien du modèle occidental capitaliste que des modèles socialistes.

 

III - LES EFFETS DE L'OCCIDENTALISATION SUR LES BESOINS DANS LE TIERS-MONDE

1. Industrialisation et croissance et leurs effets sur les besoins dans le Tiers-Monde

L'un des aspects d'imitation, des modèles occidentaux, soient socialistes ou capitalistes, par les pays du Tiers-Monde est la politique d'industrialisation optée volontairement par les responsables de la politique économique de ces pays qui utilisent les mêmes indicateurs que les pays industrialisés, c'est ainsi que la croissance6 est confondue avec le développement([6]) ; la première est une grandeur d'accroissement global, sinon industrielle, par contre la deuxième est une grandeur structurelle d'où l'industrialisation est devenue synonyme de croissance.

Ce qui est le plus frappant dans les pays du Tiers-Monde, c'est qu'on n'adoptent pas seulement les modèles occidentaux mais on fait appel aux théoriciens de l'occident pour se mettre à leur place sinon pour travailler suivant leur suggestion, la liste à établir de ces spécialistes est inépuisables : Kuznets, Arthur Lewis, et bien d'autres ...

Selon Kuznets([7]): "dans les pays en voie de développement, les fruits de la croissance toucheraient les plus pauvres, même s'ils devaient, dans un premier temps, augmenter les inégalités". Ce qui n'est pas du tout la réalité étant donné que dans les pays du Tiers-Monde, la croissance ou l'industrialisation n'est pas accompagnée d'une égalité ou d'une justice sociale et d'une stratégie des besoins essentiels qui donne une priorité à un accroissement de la capacité productrice des pauvres dans le secteur rural([8]) ce qui aboutit à court et à long terme à un accroissement des richesses des riches et à un appauvrissement de plus en plus des pauvres.

Ce décalage socio-économique entre deux catégories sociales dans les pays du tiers-Monde où les richesses se montrent par snobisme tandis que l'insatisfaction des besoins donne des sentiments de frustrations chez les pauvres. Un phénomène qu'on constate dans les pays du Tiers-monde où "les besoins insatisfaits coexistent avec une certaine opulence", selon une expression de Galbraith([9]).

 

2. Imitation des modèles de consommation occidentaux: "un phénomène d'assimilation des besoins"

Ailleurs, Galbraith en partant de l'aliénation des besoins dans les sociétés capitalistes, il cite "l'aliénation de l'individu consommateur"; étant donné que le Tiers-Monde est une extension géographique et sociale de la "société de consommation" par le fait de colonialisme, et, étant donné que "chaque structure socio-économique, chaque formation sociale et mode de production secrète des modèles de consommation qui lui est propre"([10]), ce qui n'est pas le cas des pays du Tiers-Monde. Ainsi cette analyse va à l'encontre de la réalité dans ces pays.

Néanmoins, les groupe de professions libérales, les commerçants, les officiels du gouvernement, ou tout simplement les élites locales fortement occidentalisées, ont élaboré des règles de vie inspirées de l'Occident, qui concernent l'acquisition de gadgets, l'habillement, le style des maisons, et, à des degrés divers, les habitudes de langage et l'alimentation, d'où dans le Tiers-Monde par analogie à l'expression de Galbraith on peut parler de "l'assimilation de l'individu consommateur".

Le témoignage ne manque pas dans les pays du Tiers-monde, un phénomène d'imitation des besoins : quand il peut dans certains pays tropicaux avec une température entre 250 et 350 parfois des femmes n'hésitent pas à porter des fourrures, pourtant dans ce pays on doit profiter gratuitement de la chaleur ...

 

3. L'assimilation culturelle et les besoins dans le Tiers-Monde

L'imitation des besoins en biens de consommation ou ce que nous avons appelé "l'assimilation de l'individu consommateur" n'est pas un phénomène indépendant de l'assimilation culturelle, peu importe qui influence qui, le culturel ou l'économique, en somme tout fait parti d'un système d'assimilation complexe où les modules d'interférence et d'interactions se croisent pour former "un homo-œconomicus assimilé.

Cette assimilation, qui résulte de l'application des modèles culturels européens: écoles, éducation, programmes, formation technique et universitaire a créé des situations nouvelles qui ne correspondent nullement aux conditions locales ni aux besoins réels du Tiers-Monde. Une description d'Ivan Illich sur le cas de l'Amérique latine qu'on peut la généraliser sur tous les pays du Tiers-Monde où "leurs citoyens ont appris à penser comme des riches, tandis qu'ils vivent comme des pauvres"([11]).

Le phénomène d'assimilation culturel se manifeste dans la course du "rattrapage" des pays développés. Le Tiers-Monde introduit ce qu'Illich appelle les faux progrès, à savoir l'école obligatoire, la scolarité prolongée, la course aux diplômes.

Les résultats et les conséquences de ce mimétisme culturel sont de tout ordre: déracinement socioculturel, élimination des langues locales, coûts budgétaires élevés, stimulation à la consommation des modèles des pays développés, fuite des cerveaux de la périphérie vers le centre capitaliste.

En résumé l'adoption des modèles a abouti à trois conséquences qui ont créé un déséquilibre social et économique:

1) L'exode rural.

2) Le gaspillage des ressources humaines et financières.

3) La rupture totale entre deux générations culturelles.

 

4. Les besoins de santé dans le Tiers-Monde: un exemple d'assimilation culturelle

L'application de la médecine dans le Tiers-Monde est un exemple d'assimilation; incontestablement c'est une science universelle, nous pensons que la contestation de la médecine européenne ne doit pas être posée sous l'angle de sa fiabilité scientifique.

Il s'avère que les médecines traditionnelles: grecque, arabe, africaine bien qu'elles soient empirique ont des fondements scientifiques, même si elles sont parfois accompagnées par des phénomènes métaphysiques ou surnaturels comme la religion, la sorcellerie ou le "gri-gri"([12]).

Le problème ne doit pas être posé au niveau du modèle occidental de la médecine car il n'y a qu'une seule forme de médecine; or le problème doit être posé sur la manière dont cette médecine est pratiquée dans le Tiers-Monde où la contrainte du coût se pose d'une façon cruciale.

on peut aborder les besoins de santé dans le Tiers-Monde à quatre niveaux :

1) La formation des médecins.

2) La formation du corps médical en général.

3) L'infrastructure médicale.

4) La législation médicale.

Si on prend l'exemple du Sénégal, 196200 km2, 6 à 7 millions d'habitants, au niveau de la formation, 80% des étudiants en médecine à l'Université de Dakar sont des étrangers; on limite le nombre des futurs médecins sénégalais afin de monopoliser le métier pour certaine minorité, en plus tous les spécialistes sont concentrés à Dakar. L'exercice du métier ne diffère pas de la centralisation du pouvoir administratif.

Le médecin est formé et éduqué pour être "supérieur" à ses concitoyens: c'est le métier noble qui donne au jeune médecin un atout pour participer aux activités politiques.

L'assimilation culturelle à ce niveau est parfois blessante, les médecins s'éloignent complètement de leurs concitoyens, à titre d'exemple ils ne parlent plus leurs langues nationales même avec les malades, ce qui pose un problème ou qui fausse le diagnostic; parce que les malades ne savent pas toujours s'exprimer correctement en français, "à la fois langue d'aliénation et langue de libération pour de nombreux peuples", selon l'expression de l'ex-president sénégalais Léopold Sédar Senghor.

En ce qui concerne la formation des infirmiers et les infirmières, elle ne diffère pas de celle des pays européens ce qui suppose des conditions de travail similaires. Ce problème se pose au niveau de l'irresponsabilité et de la négligence du corps médical en général.

On enregistre souvent des cas de décès dûs à la négligence des infirmiers et à titre d'exemple: aucune analyse médicale dans les laboratoires de l'Etat (publiques) est fiable, même à l'hôpital universitaire, raison pour laquelle les médecins n'accepteront que l'analyse dans les laboratoires privés dont le coût est relativement élevé: entre 12000 et 50000 francs cfa (le double du coût en France).

Au niveau de l'infrastructure médicale, on a tendance à centraliser les services médicaux, c'est-à-dire qu'on a tendance à construire des hôpitaux dans  la capitale au lieu de construire des dispensaires ruraux pour assumer les besoins de santé élémentaire. En fin de compte on dépense plus pour embellir des quartiers résidentiels que pour aménager des "bidonvilles".

Au niveau de la législation médicale : le medecin est au-dessus de la loi, il a un statut semi-public sinon public (le médecin s'offre une certaine indépendance vis-à-vis de la loi).

 

5. Les besoins en armement dans le Tiers-monde: un phénomène d'imitation "des grands" ou un besoins de tuer?

Actuellement, on peut remarquer un phénomène inquiétant: celui de course à l'armement et ses stockages, ses flux vers les pays du Tiers-Monde, à tel point qu'on affecte la grande partie du budget national à l'achat d'armes les plus sophistiquées.

On se pose la question suivante: est-ce que cet armement est une "préparation à la guerre pour avoir la paix?", suivant l'expression de Tolstoï, adage adapté par les grandes puissances d'autrefois? ou tout simplement et froidement pour satisfaire un besoin d'imitation des nations "puissantes"?

Mise à part la recherche du marché pour les armes, bien entendu (le secteur d'armement n'a pas connu de grandes crises dans les pays du Centre), une question que nous posons souvent: est-ce que toutes les guerres et toutes les fabrications d'armes sous-entendent une théorie rejoignant le raisonnement malthusien? car il y a un nombre élevé du genre humain sur le globe terrestre pour des ressources de plus en plus insuffisantes. Une question à se poser: est-ce que ce raisonnement fait partie de la recherche d'un "équilibre démographique"?

 

CONCLUSION

Nous avons abordé, dans cet article, d'abord, les sentiments de révolte qui agissent dans le Tiers-Monde, ensuite nous avons parlé de la pénétration "occidentaliste" dans les pays de la périphérie et enfin, on a dégagé les manifestations de l'aliénation des besoins dans certains de ses aspects dans ces pays.

Une chose est certaine, constatons-la "l'occidentalisation de Tiers-Monde, sous une forme ou sous une autre, est inévitable".

Certes, le phénomène historique de "copiage", de rattrapage puis de dépassement a toujours existé; les exemples de "métissage des civilisations", selon une expression de Senghor([13]), sont inépuisables, c'est le cas notamment des sociétés rivales de Bassin méditerranéen qui se sont copiées les  unes les autres jusqu'à la réalisation de leurs formes finales. Dans cet exemple, la reproduction des modèles antérieurs n'a pas été forcement un recopiage mécanique. L'imitation des sociétés dominantes et avancées par les sociétés dominées a servi à la conception d'un nouveau modèle mais toujours à partir de l'état initial des sociétés citées en premier lieu. Mais les sociétés ne se reproduisaient ni de la même façon ni dans le même environnement national  et international;  elles étaient toujours en pleine mutation grâce au développement du progrès technique, économique, culturel, à la croissance démographique, à la conquête de nouveaux empires, à l'utilisation industrielle des matières premières, des produits du sol et du sous-sol.

Connaissant ces faits historiques, les élites nationales du Tiers-Monde plus assimilées que leurs concitoyens, accablent tous les maux de leurs pays occidentaux, c'est une "monnaie courante" pour la campagne électorale, et un sujet de conversation  pour "un romantisme révolutionnaire de salon" et paradoxalement ces mêmes élites, après chaque attribution de crédits par les organismes internationaux ou par les pays occidentaux, au lieu que ces crédits contribuent à la formation d'une nouvelle génération de capital, ces crédits servent à l'apparition des nouvelles générations des voitures deluxes qui roulent dans les rues des grandes villes du Tiers-Monde.

On a beaucoup parlé des causes du sous-développement, mais on n'a jamais parlé de la responsabilité de l'Homme du Tiers-Monde. "l'Homme existe, donc il est responsable", rejoignant ailleurs l'expression du Maître d'Avicenne ([14]) du 10e siècle: "l'homme n'est pas aliéné, il a la raison, donc il a le choix, ainsi il doit choisir ..." rationnellement et avec beaucoup de réalisme.

 

[1]  La consommation selon Keynes * "La seule fin et l'unique objet de toute l'activité économique". En d'autres termes toute la production est orientée vers la consommation en vue de la satisfaction des besoins. En effet, ce qui était une solution pour résoudre le problème soulevé par certains économistes, comme origine de l'insatisfaction, est considéré comme origine de l'opulence chez d'autres...

* John Maynard KEYNES, "Théorie générale de l'emploi, de l'intérêts et de la monnaie", Payot, Paris, 1949, p.121.

[2]  Edgar MORIN, Introduction à une politique de l'homme, Editions du Seuil, Paris, 1969, p.81.

[3]  Griot: Noir d'Afrique appartenant à une caste spéciale, à la fois poète, musicien et sorcier.

[4] David K. FIELDHOUSE, Les Empires coloniaux à partir du XVIIIe siècle, Ed. Bordas, Paris, 1973.

[5]  Mohamed DAHMANI, L'occidentalisation des pays du Tiers -Monde, mythes et réalités, Editions Economisa, Paris, 1983, p.163.

[6]  Développement Economique: "Combinaison des changements mentaux et sociaux d'une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit global". Cf. François PERROUX (1904-1987), Pour une philosophie du nouveau développement, Aubier & Les Presses de l'UNESCO, Paris, 1981.

[7]  Simon KUZNETS, Economic Growth and Growth, London, 1955.

[8]  Jacques LOUP, Le Tiers-Monde peut-il survivre?, Ed. Economica, Paris, 1984, p.162.

[9]  J. K. GALBRAITH, Le nouvel Etat industriel: essai sur le système économique américain, Gallimard, Paris, 1968, p.222.

[10]  Mohamed DAHMANI, L'occidentalisation des pays du Tiers -Monde, mythes et réalités, op. cit., p.139.

[11]  Ivan ILLICH, Une société sans école, Ed. du Seuil, Paris, 1971, p.21.

[12]  gri-gri: un mot wolof qui vient de griot. Cf. supra en note.

[13]  Léopold Sedar SENGHOR, Liberté I et II, Nouvelles éditions Africaines.

[14]  FARRABI: (Abu Nasr Mohammad Ibn Tarkkân) dit en Europe ALFARABIUS, philosophe et mystique arabo-islamique originaire du Turkestan occidental (Farab 872, Damas 950). Maître d'Avicenne, grand commentateur d'Aristote, il tenta d'accorder sa philosophie avec celle de Platon, il est l'auteur de traités de philosophie politique (Livre du Gouvernement de la Cité, Commentaire sur les lois de platon...).